Voilà encore un de ces billets à perdre ses lecteurs, estampillé prise de tête garantie, même s’il est à longue portée (musicale) Ouarf ! Toutefois, mes rencontres récentes aux différents salons, festivals et expos m’encouragent tout de même à poursuivre dans cette voie. Il existe toute une majorité silencieuse qui, pour ne point commenter, n’en est pas moins amateur de ces escapades fractales et qui me suit dans ces visites de « l’autre monde ». Vous me l’avez dit !
Bachaos
Pour commencer « en musique », voici une vidéo de Timothy Jones, qui s’est amusé à faire danser des « attracteurs étranges » (découverts par Lorentz) en fonction de paramètres dépendants du Klavierkonzert d-moll 3. Allegro de Jean Sébastien Bach. On y découvre l’ordre complexe qui règne au delà du chaos apparent…
On savait déjà que le génialissime Bach utilisait la symétrie dans la composition de ses fugues et variations (les Variations Goldberg, par exemple).
En clair, le thème se développe puis, lui est superposé en contrepoint le même thème mais « à l’envers » et sans rupture d’harmonie, ce qui constitue évidemment un réel exploit conceptuel, qui semble dépasser les capacités du cerveau humain…
C’est ainsi qu’il y a des siècles il composa les six suites pour violoncelle.
Or, une observation attentive de la partition montre qu’au moins l’un des morceaux présente également une structure répétitive à toutes les échelles, ce qui est aussi la caractéristique des fractales…
Le principe fractal le plus courant dans la musique est celui du canon. Ce principe se rapproche de celui des itérations. Une phrase musicale est chantée par une première voix puis par une seconde décalée dans le temps et, dans les contrepoints de Bach, décalées également dans la tonalité.
Bach inventa également le principe du « canon par augmentation » où les notes successives voient leur durée doubler au fil du canon. Ainsi, une double croche dans la phrase initiale deviendra une croche, puis une noire dans les variations successives. Ce doublement des temps ressemble à la modification de taille appliqués aux motifs graphiques « de base » dans la représentation graphique des fractales.
Mais Bach n’est pas le seul musicien classique à avoir composé de la « musique fractale ». Par exemple, tout au long des 15 minutes du Bolero de Maurice Ravel, la même phrase musicale simple est répétée, tout en étant amplifiée par l’ajout d’instruments. Ici c’est l’amplification sonore régulière du morceau qui ressemble aux variations des motifs des fractales. On peut citer aussi, dans les œuvres contemporaines, toutes les études sur la musique sérielle, une démarche plus scientifique qu’artistique.
Musique fractale ?
En 1976, l’américain Richard Voss fut le premier à établir un lien concret entre musique et fractales. Il programmait ainsi des mélodies au moyen d’un synthétiseur piloté par ordinateur : le résultat était totalement insipide et sans le moindre intérêt musical. Il lui donna le nom de « musique blanche », car à priori incolore et sans vie.
Voss créa aussi la « musique brownienne », s’inspirant des travaux de Benoît Mandelbrot. De même, le résultat qui passait des graves aux aigus sans cohérence ni esthétique perceptible, n’avait rien de musical. Il fallut que Voss triche un peu, à l’aide d’algorithmes originaux, pour obtenir enfin une musique fractale « audible ».
Notons que l’illustration ci-dessus « Le piarond » est une de mes premières modélisations sur Bryce et n’a pas grand chose à voir avec le sujet, quoique… ;-).
Plus satisfaisant : ces instruments de musique fractals où la maîtrise du souffle est particulièrement difficile à acquérir…
Composer comme un gland : la musique des bits
Bien qu’ayant fait des études musicales au même titre que mon frère (qui, lui, est devenu chef d’orchestre) je serais bien incapable de composer de la musique originale bien que la tentation soit forte. Mais, par le biais des fractales, pourquoi pas ? Encore faut-il trouver et maîtriser un logiciel qui permette ce genre de fantaisie.
Le récent JWildfire offre des possibilités de « génération musicale ». Citons aussi Metasynth, du pionnier Eric Wenger et aussi LMusic et ArtSong. Encore une interface à la Windows 3 mais, bon… Ce dernier logiciel « orienté objet » permet de combiner différents algorithmes dans une même interface musicale avec divers réglages d’entrée et de sortie. De quoi composer de la musique fractale au format MIDI.
C’est ainsi qu’à été créé ce morceau de Forrest Fang : In Fractal Time. Allumez vos calumets…
Réveillez vous et soufflez ! Hé ! Je vous demande de vous réveillez !
Aaaah, vous m’avez fait peur… Poursuivons.
La formule du rythme
Il est temps de vous parler des étonnants travaux d’une équipe de recherche dirigée par les neuroscientifiques Daniel Levitin et Vinod Menon, des universités McGill et Stanford.
« En musique, nous savons depuis quelques décennies que la distribution des hauteurs tonales et de la sonie est au diapason de motifs mathématiques prévisibles », explique le professeur Levitin. « Le rythme est encore plus fondamental à notre jouissance de la musique : c’est au rythme que réagissent d’abord les bébés, c’est le rythme qui nous pousse à nous lever et à bouger, et ce n’est donc pas vraiment étonnant de découvrir que le rythme suit à son tour une formule mathématique semblable. »
En analysant les partitions de plus de 2000 compositions, écrites par près de 40 compositeurs des 400 dernières années, les chercheurs ont découvert que tout compositeur répète dans ses œuvres des motifs rythmiques. une formule mathématique fractale, selon laquelle la partie est une répétition morcelée du tout. C’est-à-dire que la structure temporelle des pièces musicales « harmonieuses » comporte des motifs qui répètent leur propre structure temporelle à plus petite échelle.
Les chercheurs ont aussi constaté que chaque compositeur possède sa signature rythmique. « C’est l’une des observations imprévues et passionnantes de notre recherche », dit le professeur Levitin. « Les rythmes de Mozart étaient les moins prévisibles, ceux de Beethoven l’étaient le plus, et ceux de Monteverdi et Joplin avaient une distribution entrelacée quasi identique. Mais chacun avait une signature rythmique bien à lui que l’on peut reconnaître. À la lumière de notre étude, le rôle du rythme pourrait être encore plus important que la hauteur tonale dans la transmission du style distinctif d’un compositeur. »
On sait que les motifs fractals sont partout présents dans la nature. Découvrir que quatre siècles de compositions musicales obéissent à cette même règle mathématique semble indiquer que le cerveau des compositeurs pourrait avoir intégré des régularités du monde physique pour recréer une autosimilarité dans une œuvre musicale.
Les scientifiques avancent même que nos systèmes sensoriels et moteurs pourraient avoir une propension fondamentale à percevoir et à produire des motifs fractals dans les trois dimensions de l’espace, et ceci indépendamment des époques. Voilà qui est sans doute l’une des clés… 😉
…
Bravo pour cet article ! Vraiment.
Merci Jean Pierre. Je savais bien que nos musiciens réagiraient ! 😉
Vous avez lu « Gödel, Escher, Bach » de Douglas Hofstadter ?
Sinon il faut rattraper ça vite fait.
C’est une vaste et brillante analyse du phénomène de l’autoréférence qui est au cœur des théorèmes de Gödel, des dessins d’Escher et des fugues de Bach.
Accessoirement on le trouve également dans la synthèse des protéines par l’ADN, des fonctions itératives f(f(f(….f(x)))..) qui produisent des fractales comme chacun sait.
Entre autres Hofstadter y montre comment Bach se servait des fonctions mathématiques autoréférentielles (sans doute sans le savoir) pour faire de la musique.
Merci Tomas. Hofstadter fait effectivement partie de mes livres de chevet ;-). Au même titre que notre génial logicien Gödel qui, au passage, croyait aux démons qu’il croisait régulièrement en traversant la forêt menant à son Institut…
Magie et mystères… Sortilèges de la connaissance… Démons et merveilles… Vertige, vertige, vertige toujours, au bord de l’abîme…
Le problème était que Gödel vivait dans un autre monde. Dans le nôtre il était fou à lier et en gros il ne tolérait qu’Einstein avec qui il se baladait dans ces fameuses forêts à Princeton.
(« Einstein/Gödel » par Palle Yourgrau)
Merci pour vos précieuses références, Tomas.